samedi 15 décembre 2018

Rendez-vous ancestral : Pétronille Bonnet, une vie au bord de la Méditerranée

Alors que j'envisageais sereinement la fin de l'année, un virus grippal bien déplaisant et une montagne si ce n'est une avalanche de travail et de dissertations, auxquels s'ajoute le contexte peu ragoûtant de l'actuelle France que je ne commenterai pas davantage même si une telle violence de toutes parts dans ce qui fut le berceau des Lettres me navre, j'ai décidé de prendre un peu de recul, d'en revenir à mes passions. Car oui, dans cette société oppressante, il devient vital de s'accorder un peu de temps pour faire ce que l'on aime et j'éprouve le besoin d'écrire, d'écrire quelque chose d'intéressant à mes yeux, un texte qui n'a rien de scolaire et tout de magique, riche en saveurs et en couleurs. J'ai manqué plusieurs rendez-vous ancestraux - pour rappel, ce défi consiste à mêler romanesque et généalogie, une idée de génie ! - qui ont lieu le troisième samedi de chaque mois. Et celui-ci, je ne voulais en aucun cas le laisser passer. Pour être honnête, bien que les sujets ne manquent pas, j'ai peiné à en choisir un qui m'inspire suffisamment. J'hésitais à vous raconter les souvenirs de mon arrière-arrière-grand-père Arsène Lehoux, immortalisés dans une interview peu de temps avant son centenaire, à broder sur l'éventuel quotidien d'une ancêtre lointaine qui vécut à Saint-Germain-en-Laye au temps de la cour, mais finalement, je me suis laissé guider par la musique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je vois en la musique une sorte de fleuve qui berce notre imagination telle une paisible barque voguant vers un océan d'imaginaire. C'est ainsi qu'en écoutant Dalida, de loin l'artiste que je préfère, j'ai repensé à mon grand-père maternel, décédé en août 2017, qui l'adorait lui aussi, et j'ai décidé de consacrer ce rendez-vous à mes ancêtres maternels, dont je me sens proche car ils vécurent comme moi dans cette belle région méditerranéenne, le Languedoc-Roussillon. Je vous propose cette fois une escapade qui nous emmènera jusqu'aux rives de Mare Nostrum, car je ne pourrais évoquer ma famille maternelle sans la Méditerranée, ces deux thèmes étant indissociables. Nous mettons le cap sur Sète, où vécut plus de cinquante ans Pétronille Bonnet, mon arrière-arrière-arrière-grande-tante. Et je vais pour cette occasion m'essayer pour la première fois à une forme d'écriture que je viens d'imaginer, une sorte de journal intime, mêlant faits imaginaires et généalogiques, que Pétronille aurait pu tenir, cependant entrecoupé de mes propres mots. Une rencontre plus littéraire que physique, mais pourquoi ne pas tenter ce rendez-vous en Méditerranée ?

Vue de Cette [Sète], Hérault - J.J.B. Laurens - Lavis à l'encre - XIXe siècle - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN

~ Année 1858 ~

Languis ques pere !

Y aller ou non ? Boudu, quelle question ! Partir de ma campagne audoise reculée, ne plus voir les monts pyrénéens mais des bateaux aller et venir... Ici il n'y a bien que les cigales pour se faire entendre, mais là-bas... Té ! Je ne sais quel cousin ou parent, quelqu'un de bien, de la famille, nous écrivait que la Provence était fort belle, qu'elle avait le ciel bleu du sud, mais qu'il regrettait notre province, parce qu'ici, notre ciel était plus bleu encore ! Mais point d'autre destin pour moi, à Puivert, que d'épouser un voisin du coin, point d'autre tâche à part reprendre la ferme de Pépé et de Mémé... Justin, mon frère, l'un de mes frères car nous sommes tant dans la famille, me confiait qu'à Sète, qui est faut-il bien l'admettre, plus proche et plus voisine que la Provence, on cherchait en nombre de jeunes cuisinières. Et c'est que je cuisine certainement mieux que je ne jardine... Et puis voyager, un peu, pour mes vingt ans... J'hésite... Partir si loin des miens... Mais... "Languis que pere" me sifflait l'oisillon qui se dorait au soleil. Languis ques pere...

Pétronille Bonnet naquit à Puivert, aux confins de l'Aude, de l'Ariège et des Pyrénées-Orientales, en mai 1838. Seule fille de Volusien Boulzia Bonnet de Magdeleine Boulbès, agriculteurs enracinés dans leurs terres natales, elle vécut une enfance simple entourée de ses quatre frères - dont le dernier, Jean, est le grand-père de Marie-Vincentine Bonnet, épouse Bourrel, mon arrière-grand-mère-, de sa grand-mère Anne Cassagnaud et de ses cousins Rey. Entre les étés chauds et champêtres et les rigoureux hivers montagnards propres à cette région perdue au sud du Sud de la France, Pétronille n'entrevoyait sans doute guère de perspectives d'avenir autres que celles de ses amies, à savoir épouser une connaissance des environs, connue depuis toujours par la famille. Si cette coutume se retrouvait dans toutes les provinces et même en ville, sa résonance s'amplifiait fortement au beau milieu du Kercorb, terre privilégiée cependant quelque peu étroite de moeurs. Pétronille rêvait d'ouverture et tout ne lui paraissait qu'enclave. Une enclave magnifique, subtil mélange d'airs méditerranéens et pyrénéens, plus espagnole que française, mais une enclave, une enclave avec ses défauts. Une terre de refuge, de repli, unique mais immuable. "Il s'ennuie, celui qui attend". Inévitablement, cette phrase se répétait en son esprit tel le carillon des cloches. Même l'oiseau la lui chantait non sans un certain enjouement : Languis ques pere ! Il était temps ! Pétronille se résolut à partir ne serait-ce qu'un temps en ville, découvrir l'azur de la Méditerranée, cette mer qui était l'histoire des peuples de sa région, une histoire, comme la plupart de ses voisins, qu'elle méconnaissait, mais dont elle était fille et héritière.  Elle convainquit non sans difficulté son père Volusien Boulzia - le premier prénom rappellerait un passé romain, le second une racine à consonance plus ou mois arabo-berbère - puis sa mère qui fut contrainte de consentir à ce désir d'évasion qu'elle avait peut-être elle-même éprouvé dans sa jeunesse. Pétronille partit ainsi pour Sète...

Groupe de navires. Sète. Méditerranée - Gustave Le Gray - Photographies Marines - 1857 - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN

~ Juillet 1859 -

Dos montagnies se rencontron pas si fan ben dos persones !
 
Que de hasards dans ce joli port ! Pépé et Mémé s'accommodent de quelques visites quand c'est possible, les caminos ne sont pas bien praticables. Mais que de hasards ici ! Pensez-vous que, quelques mois plus tôt, un homme m'a courtisé. Alors, il m'explique qu'il s'appelle Jean-Baptiste Caux, qu'il est de Fougax-et-Barrineuf du Pays d'Olmes voisin de ma campagne ! J'en fus toute espantée ! Que de hasards ! Il me sortit cette belle phrase : "Dos montagnies se rencontron pas si fan ben dos persones" ! Que c'était bien vrai ! Je lui répondis que les montagnes nous séparaient mais que la mer, ici, nous réunissait ! Dos montagnies se rencontron pas si fan ben dos persones...

A la fin du mois de juin 1859, Pétronille Bonnet, devenue comme elle le souhaitait cuisinière à Sète, n'épouse pas, contrairement à ce que nous aurions pu croire, un véritable étranger. Jean-Baptiste Caux, originaire de Fougax-et-Barrineuf, village de montagnards à la limite de l'Ariège, perdu dans une vallée derrière Bélesta, est issu d'une famille appartenant au cercle des proches de la famille Bonnet et dont on retrouve des membres directement apparentés jusqu'à la génération de mon grand-père. Et même si l'éventualité d'une homonymie est possible, il s'avère que les familles du Kercorb sont plus ou moins toutes apparentées les unes aux autres. "Deux montagnes ne peuvent se rencontrer, mais deux personnes, si". Quoique l'on puisse interpréter de plusieurs manières ce proverbe, je trouve qu'il se prête fort bien à la situation. Pétronille et Jean-Baptiste emménagèrent dans une petite maison d'une ruelle de Sète. Il ne fait aucun doute que la famille ne roulait pas sur l'or à ce moment là, mais rappelons-nous du proverbe ancestral : "Argent non es que aygue". L'argent n'est que de l'eau. J'aurais rajouté "salée", car plus on en boit plus on a soif... Au fil de mes recherches, j'ai constaté que bien souvent les habitants de la Méditerranée, et davantage encore dans les ports, sont plutôt pauvres, à l'exception d'une certaine diaspora. Il s'agit là de l'une des plus grandes différences entre mes ancêtres paternels parisiens et mes ancêtres maternels  méditerranéens - même si cela est à nuancer -, et de cette différence résulte un autre angle pour aborder les recherches généalogiques, celui de la richesse culturelle, historique, ethnique, linguistique et folklorique des méditerranéens, un héritage qu'ils perpétuent tout en l'ignorant. Enfin bref, ne nous perdons pas dans les limbes d'une réflexion soudaine, et revenons-en au journal de Pétronille.
 
Mer Méditerranée, Cette [Sète] - Gustave Le Gray - Photographies Marines - 1857 - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN

~ Février 1912 ~

Se jouynesse sabie et vieillesse poudie jamay ben non manquaray !

Que le temps est passé ! Les années se sont accumulées comme les grains de sable de la playa, un jour la mer, notre mère, les reprendra et les emmènera sur une autre de ses rives... Mon fils, Théodore, va se marier, enfin ! C'est qu'il a cinquante ans déjà ! Il travaillait tellement, mais notre vie est meilleure maintenant. Il y a bientôt soixante ans que je suis partie de mon Kercorb natal, j'ai vu ce port s'agrandir, j'ai vu et entendu tant de choses. Mais au final, je pense que rien n'a changé : la douceur de l'air, le soleil chaud et réconfortant, le ciel bleu - mais il était plus bleu, oui, dans mon Kercorb -, la mélodieuse caresse des vagues, ces horizons lointains, ces ports d'en-face dont on voit s'esquisser les phares et les murailles, les bateaux qui partent ou reviennent. Je trouve bien drôle, maintenant, d'avoir des parents un peu partout, à Toulon, vers Marseille, à Nice, même à Sète où des neveux et nièces ont rejoint notre famille, et maintenant en Italie ! Mon fils va épouser une italienne, enfin, une moitié-italienne. Elle est encore en âge d'avoir des enfants, j'espère qu'ils en auront ! Quand je repense à ma jeunesse... Se jouynesse sabie et vieillesse poudie jamay ben non manquaray... Se jouynesse sabie et vieillesse poudie jamay ben non manquaray !

En 1912, Pétronille Bonnet vit toujours dans le vieux Sète avec son mari Jean-Baptiste Caux. Tous deux sont propriétaires. Leur fils, apparemment unique, Théodore, est déjà âgé de cinquante ans. Après avoir été caporal d'infanterie de marine et moniteur de gymnastique à Toulon, il rachète une boulangerie dans le centre-ville. Alors que ses parents approchent des quatre-vingts ans, il épouse une certaine Pauline Cristofani, dont le père, Barthélémy, est un entrepreneur originaire de Lucques en Toscane, et la mère, Delphine Estournet, languedocienne. Âgée de quarante ans, Pauline Cristofani est déjà mère d'une fille, Denise Ferrari, née d'un premier mariage avec un corse de Morosaglia, un village du Cismonte en Haute-Corse - Cismonte signifiant "En-deçà-des-Monts" -. Le destin de toute cette famille m'est inconnu par la suite, mis à part le fait que Denise Ferrari est morte à Antibes en 1968. Celui de Pétronille Bonnet, grande-tante de mon arrière-grand-mère Marie-Vincentine Bonnet, se perd également dans les sables du temps, que la Méditerranée a sans doute repris et emmenés dans son Histoire. Le souvenir des cousins de Sète perdura cependant, ma mère en entendit parler dès son enfance, mon grand-père y faisait référence également.

La Mer Méditerranée [...] - Sr. Sanson et H. Jaillot (Paris) - Carte - 1685 - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN
Ces quelques grains de sable romancés de la vie de Pétronille Bonnet, mon arrière-arrière-arrière-grande-tante qui partit du Kercorb à l'âge de vingt ans, au beau milieu du XIXe siècle, pour s'installer à Sète où elle vécut plus de cinquante ans par la suite, m'ont permis de m'essayer, comme je vous en faisais part, à un mélange de styles d'écriture : à la fois romanesque, journal, généalogie et étude de moeurs. Ce mélange épicé m'a bien plu et je pense en proposer d'autres dans le même style lors de futurs rendez-vous ancestraux, d'autant que les ports méditerranéens ne manquent pas dans ma famille maternelle dont les membres ont pour certains vécu, outre en Languedoc, en Provence, en Algérie, en Espagne, ou au Maroc ; on croise aussi Tripoli dans ma famille paternelle - au moins par trois branches d'ailleurs -. J'ai volontairement choisi, pour le moment, de ne pas raconter la vie de Pétronille Bonnet, qui fut cuisinière de nombreuses années durant, certes à cause d'un manque de renseignements, mais aussi pour garder la part de mystère qui entoure son destin.
 
Familles Bonnet, Boulbès, Caux et Cristofani - Recherches personnelles et archives familiales
Les proverbes languedociens cités dans ce rendez-vous ancestral littéraire proviennent d'une petite merveille que j'ai chinée dans une brocante à Toulouse en juin dernier - je pense en avoir parlé sur Twitter d'ailleurs - intitulée Proverbes du Languedoc de Anne de Rulman. Le hasard a voulu que les anciens propriétaires de ce livre habitent justement près de Fougax-et-Barrineuf, tout semble lié et je devais forcément trouver ce livre un jour. Il regorge littéralement de proverbes tous aussi originaux les uns que les autres, parfois difficiles à comprendre ou à interpréter, aussi j'espère ne pas en avoir erroné les sens dans cet article. Le joli tableau que vous voyez et qui se trouve juste à l'entrée de ma chambre est celui de mon arrière-grand-mère Marie-Vincentine Bonnet, petite-nièce de Pétronille, réalisé par ma mère qui est donc sa petite-fille. Je vous propose de terminer ce rendez-vous avec des sonorités de la Méditerranée et ces douces chansons de Dalida qui m'ont bercé tout au long de ce passionnant exercice d'écriture. Je vous souhaite une radieuse journée !

8 commentaires:

  1. Comme à l'accoutumance, tu nous fais partager un très beau texte au travers des quelques épisodes de la vie de Petronille.
    Et sur ta réflexion :
    "je vois en la musique une sorte de fleuve qui berce notre imagination telle une paisible barque voguant vers un océan d'imaginaire", je suis entièrement d'accord avec toi.
    Que la musique t'accompagne dans tes rêves !

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    1. Merci beaucoup !
      Oui je trouve que la musique aide vraiment à écrire

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  2. Moi qui ai fait mes études au lycée Paul Valéry au XXe siècle et connais bien le Mont Saint-Clair, ce #RDVAncestral me parle assurément !

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    1. Chouette !
      Je ne suis jamais allé au Mont Saint-Clair, ça me donne envie d'y passer

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  3. Très bel effet de styles, joli mélange de genres pour une lecture très agréable

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  4. Ho quel beau texte ! Merci pour ce voyage le temps d'une lecture.

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