dimanche 21 février 2021

Des Correjon aux Correíon, sur les traces des anciennes familles chalabroises et méridionales, I

Chaque feuille d'un arbre généalogique pourrait être un nom, et tant de noms se croisent et se succèdent lorsque nous reconstituons notre ascendance que celle-ci s'apparente à un millefeuille de noms, et pour les méridionaux comme moi d'étonnants surnoms - de Pouticaire à Margaride en passant par Alem, Capitán, Moret et Janicou. Il est pourtant de ces noms qui nous intriguent plus que d'autres, dont l'origine, la rareté et la prononciation nous donnent quelque peu l'impression d'être des explorateurs qui découvrent des antiquités perdues, qui sondent les méandres des archives à la recherche de ces syllabes, lointaines et parfois mystérieuses, qui rendent particuliers nos ancêtres. Je vous ai parlé l'an passé des drapiers Bastide qui figurent parmi les ancêtres de la famille de mon grand-père maternel, mais le sujet étant vaste, je n'ai que vaguement mentionné certains ancêtres sur lesquels ma curiosité et mon attention se portent depuis maintenant plusieurs mois. Ces ancêtres sont connus sous le curieux nom Correion, éteint il y a bien longtemps et dont les travaux historiques locaux ne font à ma connaissance aucunement mention.  Or, les Correion, en m'ouvrant les portes d'un Chalabre lointain et méconnu, m'ont fait découvrir des pages oubliées de l'histoire du Kercorb, cette région située à la lisière de l'Aude, à la fois méditerranéenne et pyrénéenne, et à de nombreux égards plus proche de l'Espagne que de la France. Si mes recherches sont loin d'être terminées, je souhaite tout de même vous en partager les premières découvertes, les éléments tantôt pittoresques tantôt paradoxaux qu'elles ont éclairés, ainsi que les questionnements qu'elles ont pu soulever. Car l'histoire du Kercorb et celle de la très vague région occitane qui l'englobe se construisent sur d'innombrables certitudes dont l'exactitude est parfois très incertaine, il me semble judicieux de bousculer l'histoire locale officielle en m'intéressant à l'exemple concret de l'énigmatique famille Correion, pour montrer par la même occasion que la généalogie apporte un regard indispensable et différent sur l'Histoire. C'est donc avec une certaine ouverture intellectuelle que nous entrouvrirons les portes du passé chalabrois.

Fenêtre de la fin du XVe siècle - Chalabre

Approcher l'histoire chalabroise reviendrait d'une certaine manière à se retrouver face à une fenêtre murée : l'ancienneté des murs et des pierres ne fait aucun doute, mais le passé, dont on ressent pourtant l'omniprésence, semble prisonnier. Les siècles d'une riche histoire ont semble-t-il disparu mais des traces éparses sont encore discernables, et pour s'en faire une idée il faut casser les pierres qui forment autant d'obstacles à notre connaissance de l'histoire. Le principal obstacle, à Chalabre, est l'absence de registres paroissiaux antérieurs à l'an 1647, absence à laquelle s'ajoutent les lacunes des registres du XVIIe siècle et, comme c'est hélas souvent le cas, le cruel manque de précision des actes lorsqu'ils existent et ont survécu aux affres du temps. Il serait donc illusoire d'espérer retrouver mes ancêtres chalabrois à partir des simples registres paroissiaux. La stratégie notariale est à privilégier d'autant que la tradition écrite dans le Sud est extrêmement importante. Encore faut-il que ces innombrables liasses soient numérisées. L'an dernier, nous étions allés de Chalabre à Lavelanet pour suivre mon ancêtre Marie-Anne Bastide (1748-1810) et nous intéresser à une anecdote finalement véridique sur une partie de sa famille. Nous avions alors délaissé son ascendance maternelle, qui sera cette fois notre point de départ. Marie-Anne Bastide avait pour grand-mère maternelle Marie Martín (et j'insiste sur l'accent sur le i, que tout le monde semble oublier), décédée veuve d'un marchand d'habits, Jean Foüet, en mars 1731, sans qu'il y ait davantage de précisions. Parti à la recherche de son acte de mariage dans les registres lavelanétiens, j'ai eu la désagréable surprise de constater qu'en dépit de ce qui était indiqué, ces derniers étaient inexistants entre 1695 et 1700, et puisque je ne trouvais aucune trace du mariage, j'en ai conclu qu'il devait sûrement avoir eu lieu lors des années manquantes, ce que confirme un répertoire. Comble de malchance, les liasses notariales de la toute fin du XVIIe siècle ne sont pas forcément accessibles en ligne. Toute personne qui pratique la généalogie sait à quel point il peut être frustrant de connaître l'existence et la référence d'un acte mais de n'avoir pas accès aux précieuses informations qu'il contient. Un peu comme si nous apercevions le passé sans réellement l'approcher. Je ne dois mon salut qu'à un relevé exhaustif, visiblement assez ancien mais très précis, des liasses notariales de Lavelanet, reprenant les éléments essentiels du contrat de mariage de mes ancêtres passé en mai 1696, lors des années pour lesquelles les registres manquent effectivement. On lit, à propos de l'épouse, ce qui suit : "Marie de Martín fille de feu Philippe avocat et marchand de Lavelanet, et de feue Françoise de "Couregon" assistée de Lazare Martín son frère". A mon grand étonnement, le nom "Couregon", que je ne connais alors que sous cette forme, est écrit entre guillemets, comme si l'auteur du relevé qui semble pourtant avoir une bonne connaissance des noms locaux avait eu quelques doutes sur l'orthographe. J'ignorais à ce moment que ce nom n'avait pas fini de m'intriguer.

Centre-ville historique de Chalabre, du moins ce qu'il en reste

Les registres lavelanétiens ne m'ont pas épargné quelques nouvelles lacunes, et m'ont seulement permis d'apprendre, dans un premier temps, que Philippe Martín et Françoise de "Couregon" eurent, outre mon ancêtre Marie, trois autres enfants, à savoir Marguerite, Marthe et Lazare Martín. Et une fois de plus, le scénario se reproduisait : leurs éventuels acte et contrat de mariage restaient introuvables dans les archives lavelanétiennes. Aucun relevé ne palliant cette fois les lacunes des registres, j'en ai déduit que le mariage avait eu lieu ailleurs. Des années de recherches dans cette région, sur les ancêtres de mon grand-mère maternel, me portent à croire que lorsqu'un mariage est difficile à trouver dans une commune du Kercorb et de ses environs, le plus simple consiste encore à retourner à Chalabre, qui comptait simultanément plusieurs notaires où se rendaient la plupart des familles. Après quelques recherches j'ai fini par retrouver le contrat de mariage en question, daté du 18 juin 1663, dont voici un extrait : "[...] constitués en leurs personnes Philippe Martín bourgeois de Lavelanet d'une part et damoiselle Françoise de Correion fille de feus Vincent de Correion vivant conseiller du Roi et magistrat au siège présidial de Limoux et damoiselle Marie de Pailhès [...]" Des lectures plus récentes m'ont appris quelques éléments intéressants sur Philippe Martín. Véritable Don Juan, il fut accusé dans sa jeunesse d'avoir séduit des veuves. Il promit à l'une d'elles, apparemment d'un certain âge, de lui faire un enfant, et cette dernière voyant que l'enfant ne venait pas, parvint à le faire condamner à lui payer une amende en dédommagement... Je ne peux m'empêcher de rire à l'évocation des aventures de mon ancêtre, qui reflètent quelque part les moeurs des méridionaux, leur excessive propension aux conflits et aux procès, souvent pour des motifs futiles, leur crédulité aussi - et n'y voyez aucune méchanceté, je suis moi-même méridional. Philippe Martín se fit à nouveau remarquer quelques années plus tard pour des faits cependant plus honorables : devenu consul de Lavelanet, il prit des mesures pour favoriser l'enseignement de la lecture, de l'écriture, de la grammaire et de l'arithmétique, et instaura des prix raisonnables afin que les deux premières disciplines soient accessibles aux enfants de Lavelanet. Il avait déjà trente-sept ans lorsqu'il épousa Françoise de Correion en 1663, et se fit connaître pour ses frasques et ses promesses galantes au moins jusqu'à la trentaine.

Signature de Lazare Corréíón - 1663 - Chalabre

Le nom de l'épouse est sûrement le détail le plus intéressant de ce contrat. Nous voici passés de "Couregon" à Correion. La seconde orthographe est à mes yeux beaucoup plus crédible car j'ai pu la vérifier moi-même, et le frère de mon ancêtre Françoise, Lazare de Correion, prêtre, la reprend dans sa signature. Pour être exact, il signe Corréíón et les accents sont visibles. Si "Couregon" ne correspond à aucune prononciation locale, Corréíón n'en demeure pas moins surprenante. La présence de l'accentuation et la prononciation "Corréíône" indiquent davantage une origine espagnole que française ou même occitane. Nous reprendrons toutefois ces considérations étymologiques par la suite. Après avoir lu le contrat de mariage passé par mes ancêtres en 1663, telle est la situation : Françoise de Correion est la fille de Vincent de Correion et de Marie de Pailhès, décédés tous les deux. Les registres chalabrois ne remontent que jusqu'en 1647 et sont aussi lacunaires qu'imprécis. Les archives notariales sont nombreuses, mais chaque liasse, pour une ou deux années, regroupe des centaines de pages et plusieurs notaires ont exercé en même temps, certains ayant une écriture plus lisible que d'autres. Il m'a alors paru intéressant de chercher d'autres archives et profitant d'un passage à Toulouse, j'ai consulté les fonds du Parlement, plus précisément la série B. Ces immenses registres, qu'il est à la fois délicat et émouvant de manipuler, m'ont permis de la mettre la main sur un document tout à fait singulier auquel je n'avais pas été confronté jusqu'à présent, à savoir une lettre de provision d'office concernant en partie seulement Vincent de Correion - l'intitulé exact étant lettre de provision de l'office de conseiller en la sénéchaussée et au siège présidial de Limoux - enregistrée en 1656. Mon ancêtre était bel et bien vivant en 1656, mais décédé en 1663 et à défaut de remplacer une date et un acte introuvables, le croisement des archives notariales et parlementaires permet de situer son décès dans un intervalle de sept ans. La lettre de provision d'office confirme également que les Correion étaient catholiques au milieu du XVIIe siècle, ce qui est un élément d'une certaine importance pour les questionnements que nous aborderons plus tard. Mais tentons pour l'heure de reconstituer la généalogie de cette famille.

Rue du centre-ville de Chalabre

Deux documents supplémentaires viennent apporter quelques précisions importantes. Le premier est le contrat de mariage entre Marguerite de Correion, soeur de mon ancêtre Françoise, et un marchand lyonnais, Alexandre Delaporte - ou Laporte. De telles unions, Lyon étant située, en remontant la côte languedocienne, à au moins cinq-cents kilomètres de Chalabre, mettent à mal l'image d'un Kercorb isolé. Nombre de provençaux, de lombards, d'espagnols, de gascons et de lyonnais, drapiers, tisserands ou cordonniers, sont passés par Chalabre au XVIIe siècle comme je l'ai déjà souligné par le passé. Mon intérêt s'est porté sur cet acte car sa rédaction a eu lieu lors de l'été 1647, à savoir la même année que le plus ancien registre paroissial chalabrois arrivé jusqu'à nous. J'espérais que Marie de Pailhès soit encore vivante en 1647 pour éventuellement retrouver sa trace dans les registres paroissiaux et me faire une idée plus précise de la généalogie de cette famille. Ce ne fut pas le cas, et l'acte précise : "[...] le sieur de Correjon a promis au sieur Delaporte que damoiselle Marguerite de Correjon sa fille et de feue damoiselle Marie de Pailhès le prendra pour loyal époux [...]" L'épouse apporte d'ailleurs une somme d'argent, des bagues, bijoux et joyaux qu'elle a spécifiquement hérités de sa mère. L'autre aspect intéressant de cet acte concerne une nouvelle fois l'ortographe du nom Correion. Quatre membres de la famille signent, et les quatre signatures sont différentes : Correíon/Correione/Correión/Correjon. Le notaire écrit lui aussi simplement Correjon, qui est l'orthographe la plus fréquemment retrouvée à partir du milieu du XVIIe siècle. Or, Correjon prononcée à la manière espagnole donne Correíon ou, suivant l'accentuation que l'on prend, l'une des prononciations évoquées par les différentes signatures des membres de cette famille. L'hypothèse du "corregeou" occitan et celle du "couregon", un peu trop faciles et très erronées à mon goût, semblent tomber à l'eau. Je veux bien admettre qu'il y ait des similitudes sur la troisième syllabe entre "Corregeou" et "Corregeon", mais certainement pas entre Correíon et "Couregon". D'aucuns pourraient rétorquer que les signatures ne sont pas des preuves fiables, car écrites de la main de mes ancêtres à une époque où l'instruction n'était pas généralisée. Je leur répondrais d'une part que les membres de la famille Correion étaient pour certains magistrats, ce qui nécessitait tout de même une certaine instruction, qu'ils ont eux-mêmes œuvré à l'enseignement de l'écriture, de la lecture et de la grammaire comme je l'ai précédemment souligné, et d'autre part que même en imaginant qu'ils n'aient pas eu une instruction correcte, leurs signatures ne connaissent que des variations d'accentuation mais s'accordent toutes sur une même prononciation, complètement différente de celle donnée par les interprétations contemporaines. Et je crois savoir que ces gens connaissaient tout de même mieux que nous, et mieux que les occitanistes d'aujourd'hui, la prononciation de leur nom. Ce qui pourrait passer pour du pinaillage étymologique, pour une futile polémique, révèle les dérives prises par le concept "occitaniste" dans le Sud : tout doit être ou occitan, ou "occitanisé", sans que l'on puisse réellement chercher une explication. Tout est occitan avant même d'être étudié, et tout ne peut être qu'occitan. Mon grand-père, à qui personne ne pourra reprocher de ne pas avoir été de cette région, n'épargnait pas les conceptions occitanes, les qualifiant de "conneries" ; pour ma part je pense que ce concept, né au XXe siècle, repose aussi sur une volonté politique consistant à englober toute la diversité du Sud dans un ensemble uniforme, très vague, caricatural presque, et donc facilement manipulable pour tout politicien, quel qu'il soit. Or, l'Histoire ne doit jamais être politisée, et je ne crois pas que le fabuleux prétexte occitan puisse expliquer chaque réalité, chaque détail et chaque mystère des régions méridionales. Je trouve même cela fort dommage car l'occitanisme systématique annihile une large partie du passé et, en le privant de sa diversité, lui retire tout son charme. Or, nous le verrons dans la ou les suites de cet article, l'orthographe du nom Correion s'avérera importante pour mieux tenter d'approcher l'énigmatique passé de cette ancienne famille chalabroise aujourd'hui méconnue.

 

Ensemble de signatures des familles Correion et Martín au XVIIe siècle - Chalabre
 

Le second document ayant retenu mon attention est le testament de Marguerite de Correion rédigé en 1665, et qui montre tout simplement que le marchand lyonnais qu'elle a épousé n'est pas retourné dans sa ville natale et s'est installé à Chalabre. Cette première approche des Correion nous laisse l'image d'une famille de magistrats locaux, catholiques et au nom pour le moins mystérieux, tels que je les connaissais l'an dernier. Nous découvrirons par la suite, en remontant un siècle plus tôt, une famille tout à fait différente, soulevant de nombreux questionnements et autant d'hypothèses sur les origines des anciennes familles chalabroises dont mon grand-père maternel, comme il l'a toujours et si justement revendiqué, descendait. La généalogie ouvre une nouvelle fenêtre sur le passé chalabrois, et cette fenêtre s'entrouve un peu plus à mesure que les archives livrent leurs secrets. Les documents mentionnés dans cet article proviennent en totalité des archives notariales chalabroises et lavelanétiennes dont l'essentiel est consultable sur diverses plateformes en ligne. La lettre de provision d'office enregistrée au Parlement ne m'a pas spécifiquement apporté d'informations sur mes ancêtres, mais si par curiosité vous souhaitez la consulter vous pouvez m'en faire part. J'ai d'ailleurs pensé intéressant de la mettre en ligne sur geneanet. J'ai choisi de répartir en plusieurs suites cet article car il aurait été trop long de tout expliquer en une seule fois. Les informations publiées sont celles que j'avais l'an passé, et j'ai récemment partagé sur twitter de nouveaux éléments. J'espère avoir montré que l'histoire des régions méridionales n'est pas forcément occitane, qu'un occitanisme exacerbé ne peut être que toxique, et qu'il constitue un écran de fumée qui nous empêche de découvrir toute la diversité d'une région qui, rappelons-le, est frontalière de l'Espagne et bordée par la Méditerranée, ces deux dernières ayant fortement impacté son histoire et la généalogie de ses familles, en tout cas bien plus qu'un concept inventé récemment. Alors que l'Histoire globalise, la Généalogie s'intéresse aux particularités des lieux, de leurs habitants et des familles qu'ils formaient, et c'est sûrement l'un de ses atouts. Si comme moi vous êtes du Sud, abordez l'histoire de ces régions d'un point de vue méditerranéen et surtout pas occitaniste, car vous passeriez à côté de ce qui rend les régions méridionales historiquement riches et culturellement singulières. Cet article semblera peut-être surprenant pour les personnes extérieures à la région concernée, mais croyez-moi, parler de l'histoire chalabroise est la porte ouverte à d'innombrables polémiques. En tout cas, Correíon n'est pas "Couregon" !


2 commentaires:

  1. J'attendais cet article suite au teaser sur Twitter, et je ne suis pas déçue, j'ai hâte d'en découvrir la suite. Ces recherches méridionales me sont complètement étrangères, le point le plus au sud de ma généalogie, si l'on exclut le Portugal, étant le Limousin et le Puy-de-Dôme... C'est tout à fait dépaysant !

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire !
      Le Sud a effectivement ses particularités, je connais beaucoup plus la généalogie en Espagne qu'au Portugal mais en tout cas le sud de la France, en l'occurrence ici l'extrême Sud, sont clairement ibériques, peut-être qu'il y a donc des points communs. Dans une commune où j'ai des ancêtres, encore au XVIIIe siècle, on transmettait le nom du père et de la mère, c'est typiquement espagnol il me semble. J'ai trouvé excellent ton article où tu expliques le système de transmission des noms au Portugal, que je ne connaissais pas.

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