mardi 13 mars 2018

Une neige "extraordinaire" recouvre Dieppe !


Les habitants de Dieppe manquèrent certainement la messe en ce dimanche 3 février 1709. Ils ne purent sortir de chez eux qu'au prix de grands efforts coordonnés et d'une mobilisation massive. Et pour cause ! Quelques années après avoir été détruites par les Anglais et ravagées par la peste, les rues fraîchement reconstruites se retrouvent littéralement paralysées par "une neige tombée de manière extraordinaire", pour reprendre les mots du curé de la paroisse Saint-Rémy.

A la lecture de ces quelques mots annotés dans la marge, et comme cette neige n'était apparemment tombée qu'en une seule nuit, j'ai pensé qu'il devait y en avoir une cinquante de centimètres, quatre-vingts tout au plus. Ou que le curé exagérait un peu. Et bien non, à ma grande surprise, c'est un véritable mur de neige qui recouvrit le port, un mur haut de neuf pieds ! En réalité, les conversions n'ayant jamais été mon fort, j'ai d'abord cherché l'équivalence d'un pied en centimètres pour la période concernée.

Pour la petite histoire, Colbert réforma la toise du Châtelet en 1668 lorsqu'il était chargé de la surintendance des Bâtiments. Je ne vais pas me lancer dans des explications hasardeuses de calculs qui m'embrouillent plus qu'autre chose. Contentons-nous de l'équivalence. Un pied de la période 1668-1799 équivaut à peu près à trente-deux centimètres... Il s'agissait bel et bien d'un mur de neige haut de presque trois mètres ! Trois mètres ! Mamma mia !

Nul doute que les Dieppois ont été surpris à leur réveil. Le curé de Saint-Rémy ne manque d'ailleurs pas de le souligner de manière quelque peu ironique :

Notes sur l'histoire de Dieppe - Dieppe (Paroisse Saint-Rémy) - Archives en ligne de la Seine Maritime
Transcription : "Les bourgeois à leur réveil furent effrayés en ouvrant leurs maisons de s'y voir bloqués par une espèce de mur en neige." Et c'est bien compréhensible ! Trois mètres... Cela signifie que la neige arriverait à hauteur de la fenêtre qui est juste à ma gauche... Heureusement que la mienne en fait sept ou huit... Je ne me suis pas penché sur la manière dont la ville avait été reconstruite après sa destruction par les Anglais dans les années 1660 ou dans ces eaux-là. La population n'était pas bien riche et l'influence commerciale du port déclinait au profit de ses voisines, Rouen et Le Havre. Les habitations devaient être assez simples.

Nos ancêtres étaient certainement habitués, surtout à cette époque où les hivers européens étaient glaciaux, à faire face aux facéties de Dame Nature. Et dire que je me plains dès qu'il fait moins de vingt degrés... Très vite, un réseau solidaire se mit en place pour déblayer les abords des maisons et se frayer un chemin dans cette neige qui comme les vagues d'une tempête s'était soudainement abattue sur Dieppe pour en recouvrir les rues.

Une autre menace planait alors sur les habitants du centre-ville. Le mur de neige bloquait toutes les voies d'approvisionnement vers les campagnes environnantes qui n'avaient pas non plus été épargnées par les aléas climatiques. Tous se mirent au travail de manière organisée afin de désencombrer le mieux possible deux grandes artères vitales de la ville.


Plan de Dieppe au XVIIIe siècle par Nicolas Mangin (1663-1742) - Provient de Gallica (BNF) - LIEN
La vieille ville de Dieppe était enclavée dans la vallée de l'Arques, face à la mer et entre les hautes falaises du pays de Caux. En bleu, j'ai surligné ce qui correspond plus ou moins au faubourg de la Barre, qui semble avoir été une avenue importante pour entrer dans la ville ou se rendre au pays de Caux. La paroisse Saint-Rémy, située à cinq cents mètre à pied du faubourg de la Barre, est symbolisée par une sorte de rectangle que l'on aperçoit près de la zone bleue. L'autre symbole pointant vers le Polet représente la paroisse Saint-Jacques.

J'ai fait de même, en jaune, pour le faubourg du Pollet ou Polet, qui, à cette époque, ne semble relié au centre ville que par un seul et unique pont, si je m'en réfère à ce plan. N'étant pas expert de l'urbanisme normand, et habitant à presque mille kilomètres de Dieppe où je ne suis allé qu'une fois, j'ignore quel était le nombre de ponts entre le centre-ville et le quartier du Polet. Les emplacements actuels du pont et de la grande rue du Pollet sont légèrement différents. La carte de l'état-major indique encore un autre emplacement de pont.

Carte de l'état-major centrée sur Dieppe - Provient du site geoportail.gouv.fr - LIEN
Revenons à l'hiver 1709. En ce dimanche hivernal, au cours duquel le froid devait être très rigoureux et les journées courtes, il fallait au plus vite créer des passages à travers le mur de neige qui empêchait toute circulation de vivres, avant que la situation ne s'empire. Les habitants vivant dans le coin de la paroisse Saint-Rémy partirent, sans doute armés de pelles et des outils qu'ils avaient à disposition, vers la porte de la Barre, jusqu'au mont de Caux, qui correspond vraisemblablement aux falaises du pays du même nom. Quant aux gens de la paroisse Saint-Jacques, ils s'en allèrent libérer le chemin qui monte à la côte du Pollet. Dans les deux cas, il y avait apparemment des montées peut-être assez raides. Imaginez-vous devoir casser un mur compact de neige haut comme une pièce, tenaillés par la faim et le froid, trempés, dans des rues glissantes, des chemins pentus...

Notes sur l'histoire de Dieppe - Dieppe (Paroisse Saint-Rémy) - Archives en ligne de la Seine Maritime
Transcription : "Ils sentirent bien qu'ils allaient manquer de denrées que la campagne leur fournissait s'ils ne débouchaient pas les chemins jusqu'au dessus des côtes des faubourgs de la barre et du Pollet ; il fut donc arrêté d'y travailler en commun : à savoir ceux qui demeuraient du côté de la porte de la barre s'obligèrent d'ouvrir le chemin jusqu'au haut du mont de Caux et ceux qui étaient du côté de la porte du pont prirent pour leur tâche de vider le chemin qui monte la côte du Pollet".

Il n'y a pas davantage de précisions de la part du curé de Saint-Rémy qui eut l'excellente idée de consigner ces quelques événements sans doute oubliés au fil des années. Il faut savoir que 1709 n'est pas une année anodine d'un point de vue climatique. On parle de Grand hiver de 1709 pour désigner ce froid sibérien qui sévit dans toute l'Europe. Même le Sud fut touché : à Marseille, le thermomètre atteignit les -15°C alors que la lagune de Venise était entièrement gelée. A Dieppe, la température frôla les -20°C et il aurait été possible, à certains endroits, de marcher sur les eaux gelées du port. La neige tomba davantage sur la ville déjà si durement frappée par le sort ces dernières décennies que sur le reste de la Normandie.

Plongée dans la précarité économique, la France, en plein milieu de la guerre de Succession d'Espagne, voit périr de cinq-cent-mille à un million de ses habitants. Dieppe est frappée de plein fouet par la disette : le prix du pain augmente fortement tandis que les salaires baissent. Cela a notamment pour conséquence l'augmentation de l'insécurité.

Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne - Provient de Gallica (BNF) - LIEN
Je ne sais pas si mes ancêtres Troche dont j'ai commencé à raconter les aventures lors du précédent article vivaient à Dieppe en 1709 ou dans les campagnes environnantes. Mais je plains sincèrement les habitants de Dieppe qui ont affronté comme ils ont pu le terrible Grand hiver de 1709... Froid sibérien, prix en hausse, salaires bas, le tout dans l'indifférence de la Cour.  Moralité de l'histoire : hiver et précarité économique ne font pas bon ménage...

A très bientôt pour de nouveaux articles !



N.B. : 
-L'idée d'écrire cet article m'est venue par le plus simple des hasards, lorsque, à la recherche d'actes concernant mon ancêtre Charles Antoine Troche, né en 1759 à Dieppe, je suis tombé sur ces notes historiques.
-J'affectionne particulièrement "la petite histoire" ou la mise en valeur d'événements oubliés concernant nos ancêtres ou des aspects particuliers de leur vie.
-Tous les documents utilisés dans cet article appartiennent au domaine public et les références que j'ai rajoutées permettent normalement d'y accéder facilement. 
-Je ne suis pas expert ou historien de l'urbanisme normand, et, comme je l'ai précisé, les informations concernant le ou les ponts reliant le centre-ville de Dieppe au quartier du Pollet/Polet au XVIIIe siècle ne sont que des suppositions que j'ai faites à partir des cartes. Je vous invite vivement à vous faire votre avis sur la question. Si un lecteur pouvait d'ailleurs m'apporter davantage d'informations c'est avec plaisir que je lui répondrais. Si j'en ai le temps, j'essaierais de me documenter sur les ponts dieppois. 
-Pour illustrer au mieux mon article, en ce qui concerne le Plan de Dieppe au XVIIIe siècle (deuxième document) et les extraits de Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne (cinquième document), j'ai retouché et recadré quelque peu les vues : en surlignant avec des couleurs les rues concernées pour la carte et en assemblant deux pages d'un ouvrage pour la revue. 
-J'utilise le terme "curé" pour désigner l'auteur de ces notices historiques puisqu'elles sont conservées dans les registres paroissiaux de l'Eglise Saint-Rémy et ont été numérisées par les Archives Départementales de la Seine-Maritime. Je n'ai cependant pas effectué de recherches plus poussées sur l'auteur.
-La dernière partie de l'article appartient plus au domaine de l'histoire générale. Il m'a cependant paru important de rappeler quelques éléments contextuels plus généraux. Les renseignements qui suivent la dernière transcription proviennent d'encyclopédies en ligne consultables par tous en tapant : "Grand hiver 1709".
-Comme vous l'aurez compris, je ne vis pas en Normandie, mais à l'autre bout de la France, et je n'y ai passé qu'une ou deux journées au cours de vacances différentes. Ainsi, il se peut qu'il y ait des erreurs de toponymie ou de géographie locale. Je remercie les lecteurs qui m'en avertiraient. 
-Mes ancêtres normands ne représentent qu'une petite branche (5 à 6% maximum, peut-être moins) de mon arbre généalogique. Cependant, la qualité des fonds proposés en ligne par les Archives de la Seine Maritime dont je salue le travail me permet d'écrire de très nombreux articles grâce à des sources variées, notamment le Journal de Rouen, qui est une véritable mine d'or.
-Si vous souhaitez que je vous fasse parvenir des indications, liens de sources ou d'autres éléments en rapport avec cet article, n'hésitez pas à m'en faire part.

Si vous voulez en savoir plus sur mes ancêtres et le commencement de mes recherches, c'est par ICI. Pour retrouver le premier chapitre des Aventures de la famille Troche, où je raconte en même temps l'histoire des ancêtres de mon arrière-arrière-arrière-arrière grand-mère Juliette Troche et les recherches que je mène sur eux, cliquez ICI.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire