samedi 19 mai 2018

Rendez-vous ancestral : Larguez les amarres !

Depuis quelque temps, nous suivons la sinueuse piste des membres de la famille Troche que je ne vous présente plus. Originaires de Dieppe, ces ancêtres nous ont déjà livré de nombreux secrets, notamment par leurs signatures. Il n'en reste pas moins que je ne vous ai jamais conté l'originale histoire de Jean-Baptiste Nicolas Troche, neveu de mon ancêtre Jean Nicolas Troche et chef de timonerie. Ma première participation au challenge RDVAncestral m'a permis d'allier généalogie et roman. Que diriez-vous, cette fois-ci, d'une escapade maritime ?
 
Le Havre, lundi 2 juillet 1816
  
Une brume mousseuse flottait autour de nous. Le soleil ne s'était pas encore levé. Je n'arrêtais pas de grelotter, involontairement. Ces tremblement saccadés trahissaient mon appréhension. M. Troche m'adressa un sourire bienveillant quoique teinté d'une certaine condescendance. Tout me semblait flou. Ses yeux, semblables à deux cristaux gris, pointaient vers mon visage. Entre deux brises, il me lâcha quelques mots : 
-Profite de la fraicheur nocturne, moussaillon ! Il marqua une pause puis ajouta : De chaleur, oh tu ne manqueras pas une fois en mer. Si tu survis jusque-là !
-J'y compte bien ! répondis-je, non sans timidité.
-Hahaha ! Tu m'en vois bien-aise, alors ! Tu ne peux plus reculer, maintenant !
Il n'avait pas si tort. J'avais été recommandé, moi, futur mousse sans la moindre expérience, pour intégrer l'équipage de la Gabultrée... Gabul... Ce nom m'échappait. Un comble de ne point parvenir à le mémoriser ! La frégate partait pour des terres lointaines, mystérieuses, empruntant le chemin de tous les dangers, au-delà de l'Atlantique !

Me voilà entrain de réaliser dans quelle périlleuse aventure je me suis embarqué.
L'air glaçant de la nuit, au moment où je vous parle, me traverse de toute part. Seuls la caresse des vagues et le tumulte des tavernes endiablées semblent résonner au loin. M. Troche est mon guide, celui qui s'est vu confier la charge de me prendre en main et de juger si je suis apte à la vie maritime. De taille assez grande, il a plutôt fière allure : ses cheveux noisette, ébouriffés, s'accordent avec le gris de ses yeux. Ce regard cristallin est mon unique phare dans le port labyrinthique baigné d'obscurité. J'appréhende le commencement de ce voyage. Mes pensées s'arrêtent. Il s'est remis à marcher. Je dois le suivre et surtout ne pas m'égarer !
Ne distinguant ni notre navire ni les rebords du quai, je m'en remets à M. Troche, lui qui semble connaître par coeur et jusqu'au moindre détail le chemin à emprunter. La quarantaine passée, cet homme confiant, prénommé si je ne m'abuse Jean-Baptiste, s'est engagé dans la marine il y a deux décennies déjà. Ayant perdu son père jeune, à l'âge de douze ans, il n'eut pas d'autres choix que de prendre le large. Il ne m'en a guère dévoilé plus...

Port du Havre - 1817 - Dessin à la plume et lavis à l'encre brune - Provient de la BNF (Gallica) - Lien
Quelques heures plus tard, alors que le jour se lève, sous un ciel teinté d'une nuance de jaunes et d'oranges du plus bel effet, nous sommes tous réunis sur le pont. Le capitaine Trequilly, vieux loup de mer à la barbe monstrueuse et à la salopette trop serrée, nous guette du coin de l'oeil, et moi en particulier. Je suis la seule nouvelle recrue pour cette expédition, l'intrus parmi cette foule éparse, nombreuse et bruyante. Autant ne pas se faire remarquer en répondant trop longuement à son regard méfiant.
-Silencioo ! hurle alors un homme à la voix lointaine, hispanique.
Je sursaute. D'un coup, tous se taisent. Même les plus fripons ne dérogent pas à la règle. Un homme habillé de rouge s'avance. En dépit de son jeune âge, il inspire une autorité presque naturelle. Ses cheveux sont noirs, son air ténébreux. Ce doit être le quartier-maître Alvarez, qui seconde le capitaine. Cet homme orgueilleux est, paraît-il, craint de tous. Il se mit alors à parler dans un mélange de français et d'espagnol, une sorte de langue aussi singulière que le personnage :
-Hommèss ! Vos avez juréé fidelidad a su capitán ! Le cual qui tentera de se mutiner, de no obéir se verra jetéé al mar. 
Il termina en un français correct, ou du moins par une tournure qu'il avait certainement mémorisée :
-Larguez les amarres !
Et ajouta, en me pointant du doigt :
-Tú, el nuevo ! El señor Troché sera como ton secundo capitán ! Tu ne dois que lui obéir ! Si por malheur, tu es un espion anglaiss ou casi la mêsme chosa, mon sabre tu sentirass !
Me voilà prévenu. M. Troche m'adressa alors une nouvelle tape sur l'épaule.
-Tu t'acclimateras très vite à la vie ici. Tu n'as point à t'inquiéter. En attendant, je vais te faire visiter les lieux...

Illustrations de J'ai fait trois fois le tour du monde [...] - A. Jourcin et A. Jaulgonne - 1947 - BNF (Gallica) - Lien
Nous empruntons alors une sorte d'escalier en bois aux planches usées qui descend vers une sombre pièce. L'échelle semble avoir été rafistolée au possible et des clous rouillés dépassent des extrémités. Je manque de glisser et me rattrape de justesse. Une odeur infâme, lourde et puissante me donne un haut-le-coeur lorsque nous atteignons enfin l'entrepont, ou le faux-pont, lieu de vie de la majeure partie de l'équipage. Au plafond de cette pièce sombre et encombrée sont entreposés des filets et des lampes à huile. Quelques lanternes reposant sur de piteuses tables assurent une faible lueur. Des bancs sans dossier font office de chaises. J'éprouve une impression paradoxale : à la fois cet étouffement propre aux espaces étroits et oppressants, mais aussi une sorte d'angoisse, alors que me viennent à l'esprit plusieurs idées nébuleuses, confuses, traduisant mon appréhension quant à ce périlleux voyage qui ne fait que débuter... M. Troche coupe court à mes réflexions et lance :
-Nous n'avons pas toute la journée. Viens, je vais te montrer ton hamac. Le branlebas est sonné tôt le matin. Ne t'imagine pas faire une sieste.
Intrigué, je le suis jusqu'à une pièce plus vaste que la première, où sont disposés et se balancent en grand nombre des hamacs en mauvais état. Ce ne sont ni l'obscurité ni l'exécrable relent de cet endroit déplorable qui me surprennent mais bel et bien la chaleur qui y règne. Je comprends mieux, maintenant, le sens des paroles de M. Troche et réalise par la même occasion que cet homme est expérimenté. Je crois bien que pour accéder à la timonerie, il faut avoir fait ses preuves, et M. Troche est le chef timonier de cette expédition.
-Regarde cette porte. Elle mène à la cale. Si le faux-pont t'a paru peu ragoûtant, alors je te déconseille la cale ! dit-il en éclatant de rire.
En repartant vers le pont, j'aperçois quelques restes de nourriture, principalement des viandes séchées, très salées, des pichets de vinasse et des pots communs tâchés de soupe verte aux pois cassés. Il se raconte que cette infâme mixture verdâtre est la recette favorite du Coq, qui la sert et la ressert quotidiennement. En guise de dessert, les matelots se contentent de quelques biscuits de mer aussi durs que la pierre des falaises. Sorti de l'étrange dédale de pièces sales et sombres de l'entrepont, je retrouve enfin la lumière.

Illustrations de Au Temps des grands voiliers - G. Le Poitevin et J. Furet - 1958 - BNF (Gallica) - Lien
Le contraste entre l'obscurité intérieure et l'éblouissante lumière solaire qui balaye le pont m'éblouit. Matelot, un métier d'extrêmes ! L'adaptabilité est une compétence qui me semble dès lors essentielle à tout marin qui se respecte. Résistance aux furies du ciel et de la mer, aux trajectoires imprévisibles des vents, à l'éloignement affectif et terrestre, à l'humidité qui ronge autant le bois du navire que la peau des hommes... Avec pour unique horizon, pour seul repère, une mer ambivalente, trompeuse, tantôt calme, tantôt ravageuse. Des nuances de bleus et de gris, celles du ciel, celles de l'océan, qui se confondent en une indiscernable ligne où se perdent et se reflètent les espoirs et les désillusions de ces hommes courageux, livrés à eux-mêmes au beau milieu de nulle part. Toutes ces pensées se mélangent en mon esprit alors que je traverse le pont. L'heure m'a échappé, les côtes françaises ne sont déjà que difficilement perceptibles. Elles s'éloignent. Les reverrons-nous un jour ? Le calme océanique est pondéré par l'effervescence du pont. Cet espace glissant, lieu de vie, de travail et de rencontres, lieu de tous les rêves et de tous les dangers. Je suis surpris par la présence de quelques cochons. J'ignorais jusqu'à présent qu'ils pouvaient accompagner les matelots dans leurs périlleux voyages. Voyant mon étonnement, M. Troche s'arrête et m'explique, d'un ton rieur :
-Ces bêtes te laissent pantois, hein ? Ne sais-tu pas que les cochons ont le pied marin ! Mais ne te fais point d'illusions, aucun ne survit au trajet !
-Ah bon, mais à quoi servent-ils dans ce cas ?
-Hahaha ! A ton avis, jeune mousse, nous les mangeons ! C'est que, vois-tu, tous ces braves hommes ont besoin de forces pour tenir le cap jusqu'au prochain port de ravitaillement. Tu as encore bien des choses à apprendre. Viens, que je te montre mon quartier.
Le voilà entrain d'arborer un sourire à la fois rieur mais non sans bienveillance. Nous arrivons enfin de l'autre côté du pont, près du quartier des officiers dans lequel on entre en passant sous trois poutres formant une sorte de porte. L'étroit couloir, droit et poussiéreux, n'en demeure pas moins plus propre que l'entrepont. M. Troche emprunte alors une coursive, incrustée dans la paroi gauche et tire une planche en bois coulissante qu'il appelle "porte du timonier", dévoilant son quartier personnel. En somme, une pièce dont les dimensions avoisinent celle d'une chambre, presque surchargée d'objets divers et variés dont les noms me sont étrangers. Nous nous asseyons sur les deux petites chaises, inconfortables mais luxueuses en comparaison du faux-pont. M. Troche m'énumère et désigne alors, non sans fierté, ses principaux ustensiles. L'un d'eux attire mon attention :
-Voici un loch et sa ligne. Vois-tu, ce petit triangle de bois est un flotteur que l'on leste. Jeté tout droit face à l'eau et relié à une ligne graduée par des noeuds, il permet, si l'on maîtrise quelques bases, d'obtenir la vitesse du navire. Les sabliers, quant à eux, sont indispensables, puisque la mesure s'effectue en un temps précis.
Je suis émerveillé de pouvoir écouter M. Troche m'expliquer son métier. Quelle chance ! Il se lève, ouvre la planche en bois coulissante qui fait office de porte et l'espèce d'armoire compartimentée qui se trouve en face de nous.
-Ce que tu vois là, c'est l'habitacle. Il se trouve face à la porte du timonier et contient des compas et des horloges. Mon métier, timonier, est peu simple. Mon rôle est de tenir la barre du gouvernail, pour conduire et diriger vers le bon cap le navire. Grâce à mon expérience, je suis devenu maître. Aussi ai-je acquis par là le privilège de déléguer aux deux timoniers qui m'obéissent les tâches ingrates. Mais s'il y a le moindre problème de direction, je me dois d'y remédier.
Je n'ose demander à M. Troche si ses proches ne lui manquent pas, mais, instinctivement, il pressent ma question et y répond d'un ton mitigé.
-Ma femme et mes enfants me manquent. Mon fils s'appelle Théodore et ma fille Pulchérie. Ils sont bien jeunes encore. Voilà neuf ans que nous nous sommes mariés avec Elisabeth. A l'époque, je me souviens que ma mère priait longuement pour qu'il ne m'arrive rien lors des voyages et que je revienne sain et sauf. Mais, vois-tu, maintenant que je suis devenu chef, le salaire est plus que satisfaisant. Ma famille s'est installée au Havre et nous y avons un logement plus qu'agréable, au 44 rue des Drapiers.
Quelle émotion d'entendre Jean-Baptiste Troche me confier ses souvenirs et ses ressentis ! Une clochette sonne depuis le pont où nous devons dès lors nous rendre.

Grisi, rôle d'un matelot, dans L'Africaine - C. Fernique et P.A. Lamy - 1865 - BNF (Gallica) - Lien
En sortant, je glisse, trébuche et manque de tomber sur le prétentieux quartier-maître toujours de rouge vêtu, qui me relève brusquement par le bras sans le moindre mot, l'air peu sympathique. Il ne faut décidément pas beaucoup pour contrarier cet homme. La hiérarchie est omniprésente dans le bateau, personne ne semble chercher à la contester. Il faut avouer que toute tentative de mutinerie, même vaine ou justifiée, peut se finir à la planche. Le pont est une surface hybride, sorte d'intermédiaire, de mélange, entre patinoire et plancher, entre mousse et sous-officiers. L'heure est au rassemblement, le capitaine, comme à l'accoutumée, observateur et méfiant, surveille son équipage. Le quartier-maître Alvarez prend la parole, avec son accent très hispanique. Si M. Troche incarne le marin calme et tempéré, soucieux de rentrer en un seul morceau, Alvarez est quant à lui l'incarnation de ces pirates téméraires et orgueilleux qui rêvent de trésor. Et ces deux hommes aux caractères opposés arrivent à se supporter en un espace aussi restreint...
-Hommès ! Nostre trajet viene de commèncer. Vos avez juréé fidelidad a su capitán. Vos debez signer ou marquer le papier. C'est como un engagement. Los déserteurs seront jetéé al mar. Avez-vos bien entendido ?

Il conclue avec un regard noir. J'ai bien l'impression qu'il m'est adressé. A l'arrière de la file, je vois les hommes signer un par un le parchemin. Ont-ils réellement le choix de ne pas s'engager. L'un d'eux, un vieillard, semble n'avoir plus de dents. Ce doit être ce que l'on appelle "le mal de bouche", maladie courante chez les marins. Vient enfin mon tour. Tout l'équipage me regarde, le capitaine, Alvarez et M. Troche. Je ne peux me permettre la moindre hésitation. Je signe et me lance ainsi dans un voyage vers l'inconnu, vers l'Amérique. Une aventure périlleuse avec un équipage hétéroclite.  Notre bateau se perd dans l'horizon, dans le temps, et vogue... Où cela va nous mener ?

Parenté entre Jean-Baptiste Nicolas Troche, protagoniste de cet article, et moi - Archives familiales et Geneanet
N.B. : tous les renseignements concernant l'apparence physique, le métier et les ustensiles de Jean-Baptiste Nicolas Troche, neveu de l'un de mes ancêtres, sont issus de recherches personnelles. Mes principales sources sont les matricules des officiers des registres de l'inscription maritime du Havre, consultables en ligne sur le site des archives de la Seine-Maritime. Tout ce qui touche au cadre de vie des marins est issu de nombreuses lectures d'ouvrages sur les bibliothèques en ligne, de dictionnaire en ligne, d'enquêtes et de témoignages en date du XVIIIe siècle, écrits en français et en italien. Cet article a nécessité trois semaines de préparation car je n'avais pas la moindre idée des réelles conditions de vie des marins. Toute la difficulté de ce choix pour un rendez-vous ancestral réside dans le fait que la période choisie était quelque peu charnière, à cheval entre un XVII-XVIIIe siècle de pirates et un XIXe siècle de marine commerciale. J'ai en conséquence tenté de présenter l'une et l'autre des deux facettes de la vie maritime. Ayant eu connaissance de très nombreux éléments concernant Jean-Baptiste Nicolas Troche, je n'ai évidemment pas tout dévoilé dans cet article. Il reste beaucoup à raconter sur ce personnage à la vie singulière. Aussi, soucieux d'assurer à cet article une tonalité romanesque qui est l'un de ses fils conducteurs, je me suis permis quelques arrangements avec certains faits : en 1816, Jean-Baptiste Nicolas Troche n'était pas chef timonier mais quartier-maître, il devient timonier puis chef de timonerie dans les années qui suivent. Le nom du capitaine concerne, il me semble, un autre bateau et un autre voyage. Quant au quartier-maître Alvarez, j'ai totalement imaginé ce personnage pour lequel je me suis inspiré de plusieurs personnes et d'un document que j'ai visionné dans le cadre de mes recherches. Toutes les recherches menées pourraient faire l'objet d'un article qui leur serait dédié. Ce cinquième épisode marque une pause dans la chronique consacrée à la famille Troche dont descend une arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, qui reviendra lorsque j'en saurais davantage sur les pistes qu'il me reste à éclaircir. En raison de l'approche des partiels (reportés à cause des mouvements de grève), je pense ralentir le rythme de publication et de recherche jusqu'à la fin du mois de juin. En espérant que ce rendez-vous ancestral vous aura plu. A très vite !



2 commentaires:

  1. Ayant des ancêtres marins, j’apprécie vraiment ce #RDVAncestral qui nous permet d’embarquer avec eux.
    Attention c’étaient des marins honnêtes, des corsaires si l’occasion se présentait certainement, mais pas des pirates. Pareil pour ton M.Troche.

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    1. Content que cet article concerne aussi vos ancêtres
      Jean-Baptiste Troche était vraisemblablement un honnête timonier, mais mettre une part de piraterie dans le récit était amusant, ce quartier-maître Alvarez est un personnage monté de toute pièce à partir de diverses inspirations
      Ce documentaire m'a permis de faire une idée (certes un peu romancée) du quotidien sur un bateau : https://www.youtube.com/watch?v=IjN3GwNPs4g

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