mardi 2 avril 2019

Chroniques de la France d'antan - 1885 - du Concours d'Étréchy aux Marchés strasbourgeois...

Ces derniers temps, les turpitudes et les agitations de la société ont fait naître en moi un désir d'évasion, l'envie de prendre l'air loin d'une époque déboussolée, tourmentée. L'année dernière, j'avais pu voyager quelque peu au printemps, mais il me serait bien difficile de répéter l'expérience pour le moment avec les cours universitaires. D'autant que j'ai pris la décision, personnelle et mûrement réfléchie, de ne pas partir en Espagne pour l'année qui vient et, à la place, de recentrer mes études sur de l'histoire "classique", dispensée en français. Il faut croire que les thèmes étudiés actuellement ne m'inspirent plus ; à vrai dire, c'est une conception même de la discipline historique qui me déplaît fortement : trop réinterprétée, trop politisée, trop généraliste et trop polémique... Ce désintérêt avait suffi pour m'éloigner un temps de la généalogie, alors j'ai lu, principalement des livres du XIXe siècle, si beaux, si bien écrits, et je les préfère mille fois aux romans actuels ! J'ai pris le temps d'écrire, ce qui m'a été fort bénéfique. Et finalement, j'en suis venu à me perdre dans les poussiéreuses pages des journaux de l'époque qui, irrémédiablement, m'ont reconduit à la généalogie.

Je n'ai pu, à mon grand regret, prendre part aux rendez-vous ancestraux, mais je prévois de m'y remettre en juin, peut-être même en mai. Deux semaines plus tôt, j'ai découvert par hasard de nombreuses photographies du Paris d'antan, celui d'avant et celui d'après Haussmann. Au milieu des pages jaunies du Seine-et-Oise Illustré, j'ai ressenti une nostalgie mystérieuse à la vue d'une France qui me semble étrangement familière, j'ai été pris d'une émotion douce en posant mes yeux sur les centaines de clichés, de témoignages et de dessins retraçant le passé d'une France oubliée qui n'est pourtant pas si lointaine, et qui, étrangement, me serait plus proche et plus familière que celle d'aujourd'hui...

Ancêtres du XIXe siècle - Photographies familiales
Ces portraits si chers à mes yeux ont permis d'immortaliser les visages tantôt rêveurs tantôt songeurs de certains de mes ancêtres, à la fois lointains par les années, bien que la généalogie nous fasse remonter jusqu'à des temps plus anciens encore, et proches par le lien qui nous unit et par la lumière qui luit toujours dans leurs regards secrets. Qu'il s'agisse d'une angevine des provinces viticoles, d'un jeune homme promis à une belle carrière, d'une grand-mère née au tout début d'un long siècle, d'un conscrit au regard azur ou d'une ravissante dame dont le portrait est si harmonieux qu'on le prendrait pour une peinture, tous sont nés ou ont vécu au milieu de ce siècle dont l'on ne nous apprend que les épisodes révolutionnaires et les brillantes théories sociopolitiques. Je ne peux m'empêcher, devant ces portraits envoûtants, de me demander quel était le fond de la pensée, quelles étaient les préoccupations de ces ancêtres. En somme, de quoi pouvait être fait leur quotidien ? Je suis loin d'être le seul à me poser de telles questions, mais je vais ici tenter, dans cette chronique de la France d'antan, d'éclairer un tel mystère non pas d'une manière "généraliste", mais de l'appréhender par une multitude de preuves concrètes et particulières. Il n'existe, à ma connaissance, rien de plus fidèle à la réalité quotidienne de l'époque que les milliers de textes oubliés dans l'infinité poussiéreuse des pages des vieux journaux...

Le concours d'Étréchy  - Gravure directe de la photographie de M. Durand - 20 juin 1886 - Seine-et-Oise Illustré du 4 juillet 1886
Rien ne me prédestinait à découvrir cette magnifique scène qui s'est déroulée il y a maintenant plus de cent-trente deux ans, en 1886. Pour être honnête, retrouver une telle photographie d'une bourgade d'à peine mille-quatre-cents et des brouettes habitants, dont je n'avais jamais entendu parler, me paraissait impossible, ou semblait relever, en dehors des quelques trésors conservés par les archives des bibliothèques, du miraculeux. 1886, une époque où mon arrière-arrière-grand-père Arsène Lehoux, qui vécut centenaire jusqu'en 1971, n'avait que quinze ans... "C'est le dimanche 20 juin qu'a eu lieu à Étréchy le concours agricole de Seine-et-Oise. Les habitants avaient rivalisé de zèle pour la décoration du chemin du concours. Un immense arc de triomphe, parfaitement décoré, s'élevait au milieu de la rue principale, et la plupart des maisons étaient ornées de drapeaux." Que les choses ont changé depuis... Je m'imaginerais presque encore les "60 génisses fort belles", la "collection des animaux domestiques très variée", le banquet qui eut lieu ainsi que la fanfare d'Étréchy qui fit entendre toute la journée "les plus jolis morceaux de son répertoire". L'on apprend ensuite que le dimanche suivant, c'est à Grignon, en Savoie, que se tint un concours analogue. Aucun de mes ancêtres n'est à ma connaissance lié d'une quelconque manière au village d'Étréchy. Pour autant, de cette scène prise sur le coup par le génie d'un photographe, puis si fidèlement restituée par celui d'un graveur, émanent nombre d'impressions, nombre d'émotions, perceptibles à l'oeil nu. Ne serait-ce que, à droite, la vieille dame qui pose affectueusement les mains sur les épaules de sa petite-fille. L'arc de triomphe érigé par les habitants surplombe les maisons ; il est magnifique, majestueux. Cette image est celle d'une France fière, qui étend magnifiquement son drapeau. La fierté, justement, semble vibrer au coeur la photographie. A gauche, de jeunes hommes lèvent le bras en direction de l'arc. C'est tout un village qui est réuni, différentes générations se mêlent. Les plus jeunes connaîtront possiblement les deux guerres et le XXe siècle, les plus âgés sont quant à eux peut-être nés sous Napoléon Ier ou dans ces eaux-là... Tout à droite, des femmes semblent sourire. Cette France là avait l'air joyeuse, tout compte fait et quoiqu'on en dise. Et que penser de cette lueur artistique, si vague, derrière l'arche, où les façades des maisons et les silhouettes des cyprès prennent des allures champêtres, et s'apparentent davantage à une peinture.

Le Pont de fer au Raincy - Seine-et-Oise Illustré du 20 juin 1886
S'il y a bien un instant que m'évoque le XIXe siècle, c'est celui des promenades romantiques et romancées, mais aussi le pique-nique le dimanche au bord de la rivière. D'aucuns pourraient voir là plus de la littérature que de l'histoire, mais qui sommes-nous pour croire que nos ancêtres n'allaient pas déjeuner près de l'eau ? D'une telle question en découle une autre : que mangeait-on à l'occasion d'un pique-nique, lors des jours de festivités ou d'un banquet ? Une lecture sur plusieurs années du Journal de Rouen et de nombreux journaux des Yvelines - j'en profite pour remercier les Archives des Yvelines d'avoir enrichi leur collection en ligne de nouveaux titres ; si chaque département agissait ainsi ce serait génial... - me mettent sérieusement l'eau à la bouche. Il n'est pas forcément aisé de remarquer, entre les affaires politiques et la myriade d'annonces diverses des journaux de l'époque, la discrète rubrique consacrée à la recette du jour. Ces plats sont tous aussi alléchants les uns que les autres - surtout que je raffole des boeufs bourguignons, des bourguignons de canard et des autres fleurons de la Gastronomie Française - ; et je vous propose maintenant de découvrir quelques recettes auxquelles nos ancêtres goûtèrent sûrement, au moins à l'occasion d'un jour de fête comme celui du Concours agricole de Seine-et-Oise. Place au mouton aux marrons : "Faîtes revenir un beau filet de mouton à la casserole, avec lard, bouquet garni, ajoutez-y un verre d'eau de vie, mettez le feu avec du papier et laissez brûler, jusqu'à que cela s'éteigne de soi-même ; mouillez avec un peu de bouillon du jus, ajoutez, après avoir dégraissé, des marrons bouillis et pelés, un bon jus de citron, laissez mijoter quelques moments et versez votre filet sur un plat bien chaud, en l'entourant de marrons."  Le menu auquel appartient le dit plat se compose par ailleurs d'un potage corsaire - une soupe aux légumes, j'imagine - un salmis de perdreaux, un veau rôti, un céleri-rave et une - je craque - charlotte à la confiture... Quel délice ! Rien que la seule évocation de l'un de ces plats ou ne serait-ce que de la soupe, accompagnée de pain artisanal, suffit à me faire rêvasser... Laissez-moi enfin partager avec vous la recette des oeufs au lait à l'orange : " Casser quatre oeufs dans une terrine, les délayer avec un demi-litre de lait, cent-cinquante grammes de sucre, une petite pincée de sel et la râpure d'un zeste d'orange ; battre comme une omelette. Lorsque le mélange est parfait, le passer au tamis et le verser dans un plat de porcelaine allant au feu ; placer ce plat sur un autre vase, casserole ou bain-marie, contenant la valeur de deux litres d'eau bouillante ; maintenir l'ébullition vingt minutes environ, durée de la cuisson, et faire prendre cette crème en la recouvrant d'un couvercle de four de campagne. Laisser refroidir et, au moment de servir, saupoudrer de sucre en poudre que l'on colore au caramel en passant au-dessus une petite pelle rougie." J'aurais volontiers poursuivi cette découverte des recettes d'autrefois mais pour tout vous dire, il est fort tard, cela me donne bien faim et j'ai fini de grignoter les derniers gâteaux à portée de main...

Marché aux puces, place du Vieux Marché aux Vins - Mathias Gerschel - Strasbourg - 1885 - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN
Si l'on me demandait, à l'instant et après avoir imaginé toutes ces belles recettes, d'évoquer par un seul et unique mot la France d'antan et ce qu'il y pouvait y avoir de plus charmant, à mes yeux dans son quotidien, je répondrais assurément le Marché. Ou plutôt même les Marchés. Il s'agit bel et bien là d'un trait commun à l'ensemble des villes et villages de cette vieille France dont j'essaie de rapporter quelques bribes - tout en écoutant un coup les Voix du Printemps de Strauss II puis French Cancan - de remémorer les joies et les scènes vécues par les Français de l'époque. La belle photographie qui précède ces quelques lignes est un rare si ce n'est exceptionnel cliché du Marché aux puces de Strasbourg en 1885, qui, en plus d'immortaliser à jamais les passants, nous offre une véritable fenêtre sur une scène typique de la vie de nos ancêtres. Je n'ai aucune origine alsacienne - les seuls liens entre cette région  et mes ancêtres étant, dans une moindre mesure, quelques cousins par alliance - ce qui n'empêche en aucun cas cette jolie photographie de m'ouvrir les portes d'une époque presque oubliée. S'il s'agit ici d'un Marché aux puces, intéressons-nous aux Marchés en général, où nombre de nos ancêtres se rendaient autant pour se ravitailler en nourriture que pour bavarder avec des proches. Toute une société s'esquisse peu à peu sous nos regards curieux. Chaque détail recèle de traces et d'indices divers et variés, et s'agglutinant en une sorte de mosaïque hasardeuse, ces éléments pris sur le vif nous livrent ce qui fait défaut aux actes d'état-civil et aux documents administratifs en général. Je défends l'idée que la généalogie n'est pas que l'amassage d'actes et que l'Histoire ne consiste pas qu'à étudier les guerres et les révolutions comme c'est malheureusement trop souvent le cas. La France puise aussi ses racines dans l'allégresse et l'abondance de ses marchés, dans l'inimitable écho qui résonnait aux quatre coins de ses rues et de ses boulevards, dans les accents chantants des marchandes, dans le désordre de ses échoppes et dans la richesse de son terroir. Cette scène si douce nous invite à regarder avec plus d'attention encore chaque recoin de ce Marché. Au premier plan, tout à gauche, un homme semble observer de près une drôle de babiole. J'ai l'impression qu'il s'agit en réalité de globes terrestres qu'il s'amuse, peut-être intrigué, à faire tournoyer. Êtes-vous du même avis ? Un peu plus loin, un jeune passant vient d'apercevoir le photographe. D'autres l'ont déjà remarqué et sourient, dont une vieille dame qui tient une sorte de panier. La plupart de ces personnes sont nées il y a plus de cent-soixante-dix ans, les plus âgés sûrement il y a deux siècles, et les plus jeunes sont les grands-parents de nos grands-parents ou pour certains vos arrière-grands-parents ! Notons également la femme qui avance au tout premier plan, un sac sur le bras et l'air pensif : de nombreuses illustrations rapportent la mode de l'époque, mais aucune ne me semble plus proche de la réalité que la tenue que porte cette passante. Nous apercevons aussi cet homme tenant une canne, un autre avec une barbe et un chapeau. Derrière eux, une femme semble porter une sorte de sac, à moins qu'il ne s'agisse d'une marchandise. L'on aperçoit, à l'angle de la maison de droite et de l'arbuste, les silhouettes de jeunes enfants puis, au milieu, une charrette ; à gauche une femme tenant un linge ou un tissu, et plus devant une autre avec un coffret ou un cartable. Quels détails avez-vous remarqué dans ce cliché qui constitue un témoignage direct et ô combien précieux de la France d'antan ? De même, il est intéressant de remarquer que tant sur cette photographie que sur celle d'Étréchy, les grands-mères sont accompagnées de leurs petits-enfants. De tels souvenirs sont notamment évoqués par mon arrière-grande-tante Madeleine Lehoux dans une lettre écrite à sa mère Valentine Trevet, à qui elle raconte une journée au Marché de la Purallée en Touraine avec sa grand-mère Jeanne Suzanne Jamin et ses oncles et tantes.

Jeanne Suzanne Jamin, 1844-1931, mère d'Arsène Lehoux et arrière-arrière-arrière-grand-mère - Photographie familiale

Les plus perspicaces auront peut-être noté la similitude entre cette photographie et l'un des cinq portraits du début de l'article : il s'agit en réalité de la même ancêtre photographiée trente à quarante ans plus tôt. Je vous souhaite une excellente journée à tous en espérant avoir remémoré cette vieille France oubliée, et vous laisse avec la lettre dont je vous parlais, écrite par Madeleine Lehoux à sa mère, à propos du Marché de la Purallée.

Lettre écrite par Madeleine Lehoux à sa mère - 2 novembre 1919
Transcription : "Neuillé le 2 novembre 1919. Chère Maman, Il ne fait pas beau aujourd'hui, nous avons de la neige aussi cela nous soucie bien pour aller à Beaumont demain. J'espère que Robert est avec vous de ce moment-ci. Quant à moi je ne m'ennuie pas pendant que grand-mère, l'oncle et la tante se chauffent, je fais ma petite correspondance tu comprends qu'ils faut que j'envoie une carte aux copines. Nous avons été à la Purallée aujourd'hui et nous avons rapporté 12 fromages à 0.60 et 4 à 0.50. Nous revenons ce soir chez tonton Coste car c'est lui qui nous mène à Beaumont. M. Barré il ne peut pas. Mme Coste vous a trouvé 4 livres de beurre à 6.25. Alors c'est entendu nous arrivons mardi vers 3h de l'après-midi. L'oncle et la tante Sylvine vous embrassent bien. Je termine en t'embrassant bien fort ainsi que Papa, Robert et Suzanne et à bientôt. Votre fille et soeur qui vous aime. Mad."

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