lundi 9 avril 2018

A la découverte des histoires oubliées...

Les recherches dans l'état-civil permettent certes de reconstituer plusieurs générations d'ancêtres. Pour autant, l'accumulation d'actes ne peut suffire à se faire une idée du quotidien de nos aïeux et des événements qui marquèrent leur vie. Grâce aux innombrables articles du Journal de Rouen, j'ai glané quelques renseignements sur les histoires et anecdotes oubliées d'une commune où naquit l'une de mes ancêtres.

Les dimanches pluvieux se suivent, se ressemblent et sont propices aux laborieuses recherches dans les archives anciennes. Même si mes ancêtres vécurent dans de nombreuses régions, l'une d'elles devient récurrente dans ce journal. Il s'agit de la Seine-Maritime. L'accès aux articles du Journal de Rouen pour la période 1762-1938 offre la possibilité de découvrir une myriade de faits-divers et autres annonces insolites, tragiques, rocambolesques... Les adjectifs ne manquent pas pour qualifier cette véritable mine d'or. J'y ai récemment retrouvé deux articles consacrés à mes ancêtres et à leurs proches, en 1839 et en 1852. Leur lecture a été l'occasion de prendre connaissance d'événements majeurs qui ont probablement bouleversé le quotidien de mes aïeuls, dont je vous parlerais certainement dans le courant de l'année, selon le thème des prochaines chroniques qui succèderont aux aventures de la famille Troche.

Entête du Journal de Rouen - Dimanche 24 août 1834  - Archives de la Seine-Maritime - LIEN

Il est évident que je pourrais aborder une infinité de thèmes tant le choix est varié et le nombre d'histoires important. Aussi ai-je décidé de centrer mes recherches sur une période et une commune particulières, à savoir la décennie 1830-1840 au bourg de Montville, distant d'une vingtaine de kilomètres de Rouen. L'une de mes ancêtres y est née en mai 1826 et s'y maria en juillet 1846. Ses trois enfants, dont l'unique fille, Alexandrine, est la grand-mère de mon arrière-grand-père Robert Lehoux, y naquirent également. La famille vécut à Montville jusque dans les années 1860, elle déménagea par la suite et ses membres s'installèrent à Paris et en Anjou. Pour tenter de mieux connaître le lieu de vie de ces ancêtres, la presse ancienne est littéralement magique. De multiples anecdotes qui rythmèrent le quotidien de la paisible commune de Montville, alors au coeur de l'une des vallées les plus industrialisées de France, me permettent de découvrir non seulement les événements locaux mais aussi, quelquefois, de répondre aux questions qui me restent en tête et auxquelles les ouvrages généraux n'apportent pas forcément d'éclaircissements. Remontons maintenant les années à la découverte des histoires oubliées de la prospère ville industrielle bordée par les eaux du Cailly et de la Clérette...


Extrait de la Carte de Cassini montrant la localisation de Montville par rapport à Rouen - LIEN

Lundi 8 mars 1830. Alors que la célèbre Hernani de Victor Hugo vient d'être représentée pour la première fois à la Comédie-Française, une tout autre actualité préoccupe les montvillais et plus particulièrement l'un d'entre eux, le dénommé François Duval, garde des bois du Baron de la ville. Voilà une semaine qu'il n'a plus revu sa chienne, Charlotte, une épagneule "presque blanche, tâchetée de rouge", élancée et de forte taille. Âgée d'à peine un an, la pauvre bête a disparu depuis le premier du mois. Le bruit court qu'on l'aurait retrouvée le 3 mars dans les environs de Malaunay, à deux heures de marche de Montville, et qu'elle aurait été vendue à Rouen. Jusque-là, me diriez-vous, rien de bien exceptionnel si ce n'est une triste disparition à déplorer. Or, la suite m'a paru émouvante et mérite qu'on s'y attarde dessus. 1830 n'a pas commencé sous les meilleurs auspices. L'hiver a été terrible et certaines régions se sont retrouvées des semaines sous un mètre de neige. Les ressources étaient si maigres que la disette sévit dans tout l'Ouest, à tel point que certains artisans et agriculteurs auraient été menacés par des mendiants regroupés en bandes... Tout cela pour vous dire que la disparition de Charlotte a lieu dans un contexte économique, climatique et social particulièrement tendu.

Cette précarité économique peut expliquer le comportement de l'habitant de Malaunay qui s'empressa, après l'avoir retrouvée, de vendre Charlotte, chienne de race, quelque part à Rouen. Alors que s'amenuisent peu à peu les chances de retrouver l'animal, François Duval, âgé d'une soixantaine d'années, garde espoir. Il contacte le journal de Rouen, alors lu par toute la région, dans lequel il fait publier la description précise de Charlotte, et surtout, une récompense pour toute personne qui lui permettrait de la retrouver. Une récompense de vingt francs. Autrement dit, l'équivalent de deux semaines de travail d'un ouvrier de l'époque. Un dénommé M. Saillard, domicilié à Rouen et possiblement ami de François Duval, participe également à l'opération de recherche. Sans compter que la publication dans le journal devait avoir un coût. Les efforts du vieil homme pour retrouver la toute jeune Charlotte peuvent, à mon avis, s'expliquer de trois manières. François Duval, souvenez-vous, était garde des bois du Baron de Montville et devait vraisemblablement parcourir chaque jour les pistes et les chemins qui passaient dans la forêt, et ce en compagnie de Charlotte. Vu le contexte de disette et de pauvreté, la chienne, qui était une épagneule, permettait sans doute à son maître de chasser, s'il le pouvait, et de ramener de quoi nourrir sa famille. Enfin, François Duval était peut-être attaché Charlotte, qu'il venait peut-être de voir naître l'an passé. 

J'ai par ailleurs envisagé une autre hypothèse. La chienne aurait pu appartenir non pas à François Duval mais au Baron de Montville, ce qui expliquerait les vingt francs de récompense. L'annonce ne mentionne qu'indirectement l'employeur de François Duval. Ou du moins, si Charlotte appartenait au Baron, François Duval devait s'en occuper régulièrement. Diverses annonces nous apprennent que des chiens ont été retrouvés à Rouen, mais ne permettent pas de savoir s'il s'agit de Charlotte. Je ne connais donc pas le fin mot de l'histoire ni d'ailleurs le véritable lien entre Charlotte et François Duval. Toute cette enquête se base sur des spéculations à partir d'annonces retrouvées dans la presse. Mais ces recherches m'auront indirectement permis de découvrir de la dureté de l'hiver 1829-1830, la disette qui s'en suivit, et tout simplement l'existence d'une forêt, de François Duval, de Charlotte et d'un Baron à Montville. La ville, qui n'était alors qu'au début de son essor, comptait environ 1600 habitants. Cette année là, mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, Constantine Alexandrine Colboc, n'avait que quatre ans. Qui sait, peut-être que des membres de sa famille participèrent aux recherches, par compassion ou dans l'espoir d'obtenir la récompense ? Charlotte a-t-elle été retrouvée ? Je suppose que certains mystères ne peuvent être totalement éclaircis. Quant à François Duval, j'ai appris qu'il était décédé peu de temps après, le 22 octobre 1831. Il était toujours garde des bois du Baron de Montville.


L'Epagneul, dessin de Jacques de Sève, 1753 - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN

Printemps 1831. Une année après la disparition de Charlotte, Montville cède quelque peu à la psychose. Un climat de panique se crée et pour cause : plusieurs habitants de la ville auraient été empoisonnés en même temps. Je découvre cette sombre histoire à la lecture d'une annonce en date du 8 juin 1831 que je vous retranscris ici : "Il y a quelques temps, nous avons rendu compte des voyages de MM. Barré, juge d'instruction, et Tranchart, substitut du procureur du Roi, à Montville, pour instruire sur une accusation d'empoisonnement dirigée contre un nommé Dumont et la femme Brunel. La chambre du conseil a rendu, lundi dernier, sa décision : le sieur Dumont et la femme Brunel ont sur-le-champ été mis en liberté, leur accusatrice seule est restée sous la main de la justice." Cette histoire peut paraître assez banale à première vue. Les apparences étant trompeuses dans ce genre de recherches, je reste interloqué en découvrant que quelques semaines plus tôt, Montville fait déjà la une des journaux pour des rumeurs d'empoisonnement.

Mercredi 20 avril 1831. Une nouvelle peu rassurante arrive ce matin-là de Montville : "M. Tranchard, substitut du procureur du Roi, M Barré, juge d'instruction, et M. le docteur Vingtrinier se sont transportés hier à Montville pour constater l'état de plusieurs personnes qu'on présume avoir été empoisonnées, et rechercher l'auteur de ce crime." Aucun détail supplémentaire. Après avoir rapidement consulté les registres d'état-civil de Montville pour l'année 1831, je n'observe aucun décès suspect en avril de cette année là. Des vieillards et de tout jeunes enfants, rien de bien surprenant. Il y a bien un ou deux quinquagénaires, mais les conditions de vie étaient relativement rudes et les actes ne mentionnent aucun empoisonnement. Ou du moins aucun lien probant. Une question me vient alors à l'esprit : S'agirait-il d'une fausse rumeur, destinée à effrayer certaines personnes ? D'un coup monté ? Je me rappelle alors qu'il est clairement expliqué dans l'article du 8 juin que le sieur Dumont et la femme Brunel, accusés d'empoisonnement, ont été immédiatement libérés, alors que leur accusatrice, dont l'identité n'est pas dévoilée, "est restée sous la main de la justice". Cela signifierait-il que l'accusatrice a tout inventé ou que les accusés ont réussi à berner les enquêteurs ? N'ayant aucun autre élément en ma possession, je ne vais pas me risquer à tirer des plans sur la comète. 

Toutefois, Montville et ses environs connurent d'autres histoires de ce genre. En 1887, deux hommes sont retrouvés morts dans une beurrerie à la suite d'un empoisonnement. La femme de l'un d'eux est rapidement soupçonnée et condamnée. Quelques années après ces événements, la vérité éclate : un nouveau mort, dans les mêmes circonstances, et il s'agit en réalité d'un simple accident causé par les émanations gazeuses toxiques d'un four à chaux défaillant. La malheureuse accusée, victime d'une erreur judiciaire, est libérée. Cette affaire défraya la chronique locale. Au final, une terrible erreur judiciaire. Se serait-il passé la même chose en 1831 ? Une sombre histoire... Deux éléments semblent certains : primo, les gens de l'époque étaient, dans leur ensemble, superstitieux, et beaucoup plus que nous. Secundo, si l'affaire a eu un retentissement assez important pour que le procureur royal et le substitut fassent plusieurs fois le déplacement de Rouen jusqu'à Montville et qu'on en retrouve des traces dans le journal, alors il devait y avoir un fond de vérité à tout cela. Un climat de suspicion a dû ternir le printemps...

Estampe - Gustave Doré - 1854 - Thème du poison - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN

Le mercredi 20 avril 1831 fut sans doute une journée stressante pour toute la Seine-Maritime. En effet, outre ces rumeurs d'empoisonnement, les lecteurs du Journal de Rouen découvrent avec effroi et stupeur "un crime, accompagné des circonstances les plus aggravantes [...] commis à Riville, canton de Valmont." Riville est certes située à une soixantaine de kilomètres à l'ouest de Montville, mais l'affaire qui s'y est déroulée quelques jours plus tôt en a a fortiori inquiété plus d'un. Au beau milieu de la nuit, les sieurs Laffilé, un père et son fils tous deux cultivateurs, reçoivent une visite qu'ils auraient préféré ne jamais avoir. Cinq brigands du village, armés de fourches et déguisés en mendiants, se font passer pour des malheureux réclamant l'aumône et frappent à la porte. Le fils ouvre la fenêtre pour leur donner du pain. Ils se jettent sur lui et l'attachent avec une corde autour du cou, le menaçant de le tuer s'il ne révélait pas où étaient conservés les deux milles francs cachés dans la maison. Afin qu'il ne les reconnaisse pas, ses agresseurs lui jettent des cendres dans les yeux. Dans un élan de courage, son père se met à hurler et par chance, les voisins finissent par l'entendre et accourent. Les voleurs prennent la fuite. Le lendemain, le juge se rend chez les Laffilé à Riville. Le fils, même s'il n'a pu voir les voleurs, reconnaît la voix de l'un d'entre eux. Un certain Lefrançois, du village, que les preuves évidentes qu'il n'a pas pris soin d'effacer accablent immédiatement. Nul doute que la sévère justice de l'époque a mis hors d'état de nuire ce délinquant. L'insécurité existait déjà bel et bien en France au XIXe siècle, mais les peines encourues étaient nettement plus dissuasives.

8 avril 1831 - Journal de Rouen - Archives de la Seine-Maritime

Les anecdotes ne manquent pas pour reconstituer l'histoire de Montville. En octobre 1831, après une vaste opération de vaccination entreprise par les autorités départementales, la petite vérole disparaît de Rouen et de la majeure partie de ses vallées environnantes. La vaccination des montvillais est réalisée par le docteur Decaux, chirurgien à Quincampoix. S'il y a une rubrique récurrente dans laquelle Montville est souvent citée, c'est aussi celle des fêtes. La commune est en effet réputée pour les fêtes, défilés et feux d'artifice qu'elle organise, notamment au mois d'Août, en l'honneur de la Garde nationale. Le 20 août 1833, le chef de la bataillon de la Garde nationale de Montville écrit une lettre publique de remerciement à l'artificier Gayet : "C'est une nécessité pour moi de vous exprimer au nom de M. le maire de Montville et de tous mes braves frères d'armes les gardes nationaux de mon bataillon, combien nous avons été satisfaits de l'extrême réussite de votre feu d'artifice. M. le préfet a été infiniment flatté de la composition et de la brillante exécution de toutes les pièces ; lui-même en son particulier, M. le secrétaire-général, et toutes les personnes qui l'entouraient m'ont chargé d'être leur interprète près de vous, pour vous adresser les félicitations que vous avez si justement méritées. Les acclamations générales et les cris de joie qui se faisaient entendre dans la multitude des spectateurs assemblés attestaient tout le plaisir que faisait éprouver l'éclat de toutes les pièces, dont vous avez avec autant de talent que de goût composé votre feu d'artifice. Veuillez aussi, je vous prie, Monsieur, recevoir mes remerciements empressés pour la galanterie que vous avez bien voulu faire aux trois bataillons de la garde nationale du canton, en lançant, au moment de la revue, un ballon qui a été du plus bel effet. L'offre gratuite que vous m'en aviez faite à l'avance ajoute encore à votre talent et à votre caractère un mérite de plus, celui d'un désintéressement uniquement inspiré par votre patriotisme." D'autres articles du Journal de Rouen nous apprennent que les gardes nationaux étaient "nombreux et animés des meilleures dispositions", que le maniement des armes et le défilé se sont faits "avec la plus grande précision [...] un zèle et une application vraiment remarquables." En ce jour heureux, Montville était littéralement "pavoisée de drapeaux tricolores". Les bals très jolis et les danses ont duré toute la nuit.


Feu d'artifice du 15 août 1859, Place de la Concorde - Gravure - Agence Rol - Provient de la BNF (Gallica) - LIEN
En 1833, mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère qui portait les jolis prénoms de Constantine Alexandrine et son frère Charles Amédée, étaient respectivement âgés de sept et douze ans. Ce feu d'artifice auquel ils ont sûrement assisté avec leurs parents les a probablement émerveillés. J'ai toujours eu une affection particulière pour ces fêtes. Pour finir en beauté après ce feu d'artifice, voici justement une photographie de mon ancêtre dont je viens de vous parler et qui passa son enfance à Montville.

Constantine Alexandrine Colboc épouse Le Breton - Archives familiales
N'hésitez pas à me dire laquelle de ces histoires vous intéresse le plus. Il y en a tant d'autres à raconter... Cet article me permet de montrer que la généalogie ne s'arrête pas à l'accumulation d'actes, mais qu'il s'agit aussi d'enquêtes sur des thèmes très diversifiés permettant de mieux appréhender la vie de nos ancêtres.

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